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Cinéma – Mariannes noires : « Je suis française et le revendique »

Nous retrouvons Mame-Fatou Niang, la réalisatrice de « Mariannes noires », dans un café populaire parisien quelques heures avant la projection de son documentaire dans la 7e édition du Festival international de films des diasporas africaines qui vient de se tenir à Paris les 8, 9 et 10 septembre derniers. Tout juste arrivée des États-Unis, cette Franco-Sénégalaise qui est aussi une universitaire doit repartir dès le lendemain. Elle a donc deux jours pour voir toute la famille, parler de ce premier documentaire qu’elle a co-réalisé avec Kaytie Nielsen, une de ses étudiantes à la Carnegie Mellon University, à Pittsburgh, où elle enseigne la littérature francophone, et parler de l’urbanité, de la banlieue et de la représentation de l’identité afro-française, entre autres.

 

« Mariannes noires » brosse le portrait de sept femmes aux parcours différents. De l’intellectuelle à la chorégraphe hip-hop, en passant par la réalisatrice ou encore la scénariste. Sept chemins, sept récits, mais un dénominateur commun : leur francité. Ce 83 minutes est un tour d’horizon du quotidien de ces femmes multiculturelles qui se livrent sans fard sur leurs expériences, leur enfance et leur rapport à la France, parfois douloureux. Mame-Fatou Niang, 38 ans, à la longue silhouette imposante, a voulu parler de la vie de ces femmes, tout à la fois atypique et banale. Des parcours pour lesquels la réalisatrice a mis un point d’honneur à défendre la dimension ordinaire. Comment en est-elle arrivée à l’idée de ce documentaire dont le titre est tout un programme ? Comment voit-elle la société française avec le recul qui sied à l’Américaine d’adoption qu’elle est devenue ? Autant de questions, et d’autres, auxquelles Mame-Fatou Niang, déjà dans le chantier de son prochain film « Téri », a bien voulu répondre pour le Point Afrique… en glissant, naturellement quelques mots d’anglais. Une interview in.

 

Le Point Afrique : comment vous est venue l’idée de ce titre très symbolique ?

Mame-Fatou Niang : Souvent en travaillant sur les articles, je change de titre au gré de l’inspiration et de l’évolution du projet. Mais pour ce documentaire, le titre est venu tout seul, il s’est vraiment imposé. On parle souvent de l’expérience noire en France, des Noirs de France… J’étais partie dans l’idée de montrer une diversité de l’expérience. Après avoir filmé, le titre est venu comme une évidence. Ces femmes étaient iconiques, non pas parce qu’elles sont célèbres ou artistes, mais parce qu’elles sont « madame tout le monde ». Elles sont des femmes du quotidien : banales, originales mais extraordinaires, chacune dans son parcours. Et quelle meilleure icône trouver en France si ce n’est Marianne ? Et je trouvais que c’était intéressant d’avoir ce jeu sur l’arc-en-ciel des expériences qui montre que nous vivons ces parcours d’une manière extrêmement différente, sur la manière dont nous intériorisons ces combats, ce quotidien. Pour certaines personnes, c’est un questionnement tandis que pour d’autres, non. Donc, on ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac. Mais quel qu’en soit le niveau, nous avons toutes ces questionnements, ces interrogations sur la « situation », plutôt que « l’intégration » car j’abhorre ce mot, du Noir en France. Donc le titre s’est imposé naturellement.

Pourquoi avoir voulu réaliser ce film maintenant ? Quel a été le facteur déclencheur ?

Je suis professeur, enseignant-chercheur, et donc je travaille sur les questions de représentation, de l’universalisme et sur la signification de la périphérie, que ce soit racialement, sexuellement, sur le point de vue du genre ou de la religion. Dans un pays où l’identité est une notion très rigide, qui a été réfléchie, pensée, conçue au niveau identitaire de manière à devenir extrêmement dure et différente. Alors, parce qu’on porte sa différence, racialement ou par des accessoires, et donc j’étais très gênée parce que mes étudiants sont jeunes. On peut leur faire lire de la théorie, mais c’est une civilisation du visuel donc il faut un travail par l’image. Je trouvais donc que c’était un très bon médium pour montrer ce qu’il se passait à mes étudiants.

L’élément déclencheur a été la sortie en 2014 de « Bande de filles », de Céline Sciamma. Mes cousines étaient très contentes et dans l’attente de voir ce film car il montrait des femmes noires.

Mes cousines étaient très touchées par le film, qui finalement ne disait rien, et en plus, on retombait sur les mêmes stéréotypes. Il y a eu de la déception de leur part. Pour moi, en tant que chercheur, cela a été décuplé. J’ai un livre qui vient de sortir, qui parle de la réception critique du film, du vocabulaire qu’on utilise ; un vocabulaire animalier, de la sensualité, de l’érotisme, des chairs… C’est le zoo humain, la Vénus noire… Dans les conférences où j’allais aux États-Unis, les gens étaient subjugués et se disaient : « Enfin des belles femmes noires à l’écran ». Et j’étais là en me disant que ce n’était pas possible et qu’il fallait faire quelque chose… Donc j’ai monté un dossier avec le soutien de ma faculté. On avait un tout petit budget. Le film a été tourné par des étudiants de l’université. On a tourné à l’été 2015. À la première projection dans la faculté, en mai 2016, la réponse a été immédiate.

Comment « Mariannes noires » a-t-il été reçu aux États-Unis ?

J’ai été très surprise. Par rapport au milieu universitaire, beaucoup de collègues me demandent une copie parce qu’ils veulent l’enseigner. En ce moment c’est un « hot topic », donc tout ce qui relève des relations de races, etc., intéresse. Je m’attendais à ce qu’il y ait une demande universitaire, mais ce qui m’a étonné, c’est la réaction du public. À Pittsburgh ou à Chicago, certains étaient étonnés de voir ce côté de la France, qu’ils ne connaissaient pas. Pour les Afro-Américains, comme les autres Américains, Paris représente le romantisme. Avec l’histoire de la « Harlem Renaissance », Paris catégorise la liberté des artistes noirs, l’endroit de révélations à l’époque où l’Amérique ségrégationniste serrait les vis. Il y avait toujours des commentaires tels que « ah, là-bas aussi… ».

 

Comment s’est déroulée la rencontre avec ces 7 femmes, pourquoi elles en particulier ?

Je ne sais pas si cela tient du miracle… Mais la manière dont cela s’est passé montre l’urgence ou alors à quel point les gens veulent parler. J’ai fini de monter le projet en avril. Je connaissais très bien Maboula Soumahoro, qui figure dans le film. Je l’appelle et dans la journée, elle m’envoie une liste longue comme le bras de personnes à contacter. La première personne sur la liste étant la chorégraphe Bintou Dembele. Elle me répond dans la journée et me dit impérativement de contacter la réalisatrice Alice Diop. Puis Maboula me dit de contacter impérativement l’entrepreneure Aline Tacite, qui me répond le lendemain et se dit partante pour le film. Cela s’est fait de manière organique. Je connaissais bien Maboula mais j’avais une appréhension avec les autres femmes. Je ne les connaissais pas encore et je leur demandais un exercice compliqué, de se confier en quelques heures… Puis finalement, elles se sont livrées facilement. Cela a encore plus solidifié l’idée qu’il y avait un besoin de partager des expériences. Cela s’est fait de manière très naturelle.

On a justement l’impression que le film est une conversation entre amies, à laquelle chacun est convié… Quel était le but premier de ce documentaire ? Un partage des expériences ?

J’avais ce documentaire en tête depuis longtemps mais le repoussais à chaque fois par manque de temps. La conversation avec mes cousines a vraiment été le catalyseur. J’ai raccroché et puis je me suis dit, je le fais. Dans les 24 heures, je me suis dégagée du temps. Et cela s’est concrétisé dans l’année. La première fois qu’on l’a diffusé à Paris, j’étais très émue car c’était un grand moment. Toutes mes cousines étaient là. Je leur ai simplement dit que le film étaient pour elles. C’est important de se dire qu’on est africain ou caribéen mais qu’on a une double culture. Nous avons des niveaux de capture, d’interaction avec ces cultures maternelle, paternelle, qui sont différents, mais nous avons cette culture en nous, et en même temps, nous sommes aussi français. C’était donc aussi un moyen pour moi de montrer à mes cousines qu’elles sont françaises. Vous êtes françaises mais vous êtes aussi sénégalaises, maliennes, martiniquaises… Vous avez cette nouvelle identité et il va falloir trouver des moyens de montrer ce que cette identité représente. Non pas des moyens de promotion culturelle mais c’était important de montrer qu’on est là. Une petite pièce. On est une petite pièce dans cette mosaïque. Il y a plein de petites pièces, des pièces de théâtre… Il y a beaucoup de choses qui commencent à émerger pour montrer cette place que nous avons.

Quel est votre regard sur ces 7 parcours de vie ? Avez-vous été touchée par un parcours en particulier ?

C’est très clair pour moi. Elles sont toutes originales, toutes fortes et toutes finalement, très banales. Et c’était important pour moi de le montrer. Alice le dit dans son travail, je filme la banlieue parce que j’ai envie de montrer que c’est un endroit extraordinaire mais qui en même temps est absolument ordinaire. Parce qu’on nous montre tout le temps dans des situations d’ « extra-ordinarité ». Nous sommes bruyantes, violentes, hyper-sexuelles. On est toujours « hyper ». Je travaille beaucoup avec l’idée du quotidien, du banal. Pour arriver à créer cette impression de citoyenneté, d’expérience partagée avec des gens qui sont en dehors de notre expérience, ce qu’il faut réussir à révéler, c’est notre humanité partagée. Et qu’est-ce qu’on partage ? L’universel, l’humain, le quotidien, les sentiments, on rit, on pleure, nous sommes humains. Je donne l’exemple de « Bande de filles », quand Céline Sciamma dit qu’elle n’a « pas fait un film sur les femmes noires, je n’ai pas fait un film sur la banlieue, j’ai fait un film dont l’héroïne aurait pu être une jeune fille du XVIIe siècle. J’ai fait un film où toute Parisienne, noire ou blanche, peut se voir à travers une de ces héroïnes » ; ce n’est pas vrai… Ces filles sont très belles mais elles sont extrêmes, je ne sais pas comment la prochaine fille qui passe ici peut s’identifier à elles. Elle n’arrive pas à toucher le fond humain. Et ce fond humain, on le touche en montrant ce qu’on partage c’est-à-dire, les sentiments, la banalité du quotidien. C’est ce que je voulais montrer, à quel point ces femmes sont banales. Elles rient, pleurent, ont des projets, des envies. Mais en même temps, elles sont extraordinaires, comme on pourrait trouver cet extraordinaire dans chacun, si on voulait chercher, en ne regardant pas l’ « extra-ordinaire ». C’est ce que je cherche beaucoup dans la manière dont on parle de la banlieue ; le vrai universel. Et non pas celui qu’on a décrété être l’universel.

Ces Mariannes noires portent en elles une souffrance, rendue presque invisible…

C’est vrai quand on édite un film, on y appose sa subjectivité parce qu’on choisit un plan plutôt qu’un autre. Là où j’ai l’impression de ne pas avoir trahi ce qu’elles m’ont dit sur 4 heures de vidéo, c’est qu’on a toutes ces expériences dans l’adolescence, l’enfance, les barrières structurelles ou autres ; même si elles sont à des niveaux différents de parcours ou d’intégration de ces problématiques ou de la manière dont elles ont décidé de vivre ces problématiques. Ce que j’ai trouvé très fort dans le film, c’est que cela les a arrêtées un moment, les a questionnées mais maintenant cela ne les arrête plus.   

C’est un couteau à double tranchant. Cela montre notre capacité à intégrer les choses, digérer et avancer. Et cette indigestion, qu’est-ce qu’on en fait ? Des ulcères d’estomac. On somatise. C’est cette capacité que nous avons, qu’on retrouve dans toute la diaspora africaine. Je suis d’origine sénégalaise, il faut savoir garder en soi. Mais cette manière d’être se retrouve aussi au Brésil, États-Unis… qu’on retrouve sous différentes manifestations. Donc par exemple Bintou, Alice, Elizabeth vont créer pour sublimer, ou juste pour essayer d’avancer dans la vie. Mais c’est vrai, il faut se poser la question de cette souffrance qui est ravalée et ce qu’on en fait. Et d’un autre côté, je les ai trouvées belles parce qu’on n’est pas du tout dans la victimisation et elles transforment cela. Je me dis que ma petite cousine de 13 ans va voir le film en se disant : on avance. Le mur est là mais on avance.

Le film est esthétique, il y a une autre Marianne noire, mutique, qui déambule dans le film. Pourquoi avoir fait ce choix de ne pas la faire parler ?

Elle ne parle pas mais si vous faites attention, elle est toujours en écho aux autres. Elle est le fil conducteur entre les autres. Et donc Iris est étudiante dans mon université. Sa mère est ghanéenne, son père, français et elle est née et a grandi aux États-Unis. C’est la meilleure amie de Kaytie, mon étudiante avec qui j’ai coréalisé le film. Elles m’ont soumis cette idée. C’est là que j’ai trouvé cela brillant. J’étais partie sur une vision française : on pose, on fait les entretiens et c’est parti. Elles ont apporté ce grain de folie américain. Et j’ai trouvé cela intéressant parce que c’était un œil américain sur Paris. Et finalement, en regardant, au montage, je me suis dit, mais oui. Parce qu’on nous montre toujours dans les mêmes cadres ; le marché de Château-Rouge, les banlieues, etc. C’était important d’occuper ces espaces, d’occuper le parvis de la Défense, de déambuler au Louvre. On retombe sur cette idée du flâneur. Quand on parle du flâneur, on a tout de suite l’image du dandy, blanc, parisien. J’ai beaucoup d’amis chercheurs qui travaillent sur le dandysme au féminin mais ce n’est pas nous. Donc je trouvais cela important d’occuper, pas dans le sens « occupy the space », mais de montrer de manière extrêmement banale que nous sommes là, d’occuper l’espace. Iris, est le fil conducteur qui fait écho au questionnement de ces femmes. Elles se regardent quand Aline parle de sa beauté, de cette diffraction, de l’explosion de ces identités. Elle danse. Elle est nous. Donc c’est cette femme mais en même temps elles sont des femmes, donc c’est l’unicité dans la diversité ou la diversité dans l’unicité.

Cette question n’est pas la mienne mais la vôtre, que vous leur posez dans le film… Qu’auriez-vous dit à la Mame-Fatou de 12 ans ?

(Sourire) Tiens bon. Aie confiance en toi. Ça va aller. Ça va.

D’un point de vue plus général, quel est votre regard sur la représentation de la femme noire en France ?

Je vais faire comme les filles… (Silence). La première fois que j’ai posé cette question, j’ai un silence de 30 secondes. La deuxième fois, idem. Je me suis dit que cela n’allait pas arriver la troisième fois, eh bien cela s’est reproduit les sept fois… Et quand on met le temps de silence combiné, on arrive à plus de trois minutes. Je trouve que ces silences étaient absolument bruyants. Ils disent quelque chose, donc on cherche. Absolument, dans les 5-10 dernières années, il se passe quelque chose, on le voit quand on se promène dans le métro, les affiches… Il y a de plus en plus de visibilité mais après, quel type de visibilité ? Comme on dit, « not all publicity is good publicity ». On demande à être vus donc on a une explosion de journalistes… on commence à occuper l’espace public mais il faut interroger les modalités. Quand on voit les représentations dans les films, et l’imaginaire encore présent dans les films, on peut se poser des questions. Mais les choses avancent. Aussi parce qu’il y a une nouvelle génération d’afro-descendants qui, de manière militante ou naturelle, se disent, « je suis d’ici et je ne vois pas pourquoi je devrais aller faire ma place ailleurs ». Piccolo, piccolo. Cela avance, tout doucement.

 

À ces sept portraits de femmes, le vôtre aurait pu être ajouté dans « Mariannes noires »… Quel a été votre parcours ?

Je suis née au Sénégal, j’ai passé une partie de mon adolescence à Lyon. Je suis partie faire une partie de mes études aux États-Unis. Et l’année prochaine, j’aurai passé exactement un tiers de ma vie dans chaque pays. Ça fait des expériences assez diverses. Et parfois, j’ai un peu de mal à dire d’où je viens. Donc je suis franco-sénégalaise, sénégalaise… Enfin c’est compliqué (rires). Donc quand je rentre, je suis toujours très heureuse de retrouver certains repas. La France, c’est la maison. Je suis partie pour une raison très simple, je ne pouvais pas travailler en France sur les questions sur lesquelles je travaille actuellement. Quand je faisais mes études à Lyon, je travaillais sur Virginia Woolf, donc un sujet très classique. Et j’avais proposé à mon directeur de thèse de travailler sur le rire noir : j’étais tombée sur des cassettes de Jean Miché KanKan. Puis il m’a regardée en me disant, vous préparez le Capes, l’Agrégation, il faut être sérieux quand même… J’ai commencé à travailler sur Virginia Woolf et j’ai été prise pour un semestre d’échange aux États-Unis. J’arrive. Les étudiants là-bas travaillaient sur le hip-hop… Et pour moi, c’était un autre monde qui s’ouvrait. Je devais rentrer en France au bout de six mois… J’ai parlé de cette idée de thèse, par hasard, à une professeur, Tricia Rose. Elle était le premier chercheur à avoir travaillé sur le hip-hop aux États-Unis. Elle m’a dit : on te trouve une bourse et tu restes. C’était à l’époque du Chappelle Show où Dave Chappelle avait disparu tout d’un coup après ses sketches. Elle me dit : ça tombe bien, tu peux faire un regard comparatif du rire noir entre les États-Unis et l’Afrique et dire comment le rire s’est transporté sur les bateaux négriers. Je lui ai dit, mais je dois rentrer en France, elle me dit non, non. Puis elle m’a trouvé une bourse. Donc j’ai fait un master sur le rire noir, Black Joy.

Puis mon professeur en France m’a dit que les « Américains ont bousillé ma vie, que je ne trouverai jamais de boulot en France ». Donc après, j’ai fait un doctorat aux États-Unis sur la représentation des corps périphériques en France. Je suis très critique à l’égard des États-Unis aussi, mais la facilité avec laquelle j’ai pu faire mes études et le soutien que j’ai reçu ont révélé beaucoup de questionnements que j’avais par rapport à la France. Et je travaille sur la France, je travaille sur ces questions. Un autre point à soulever aussi ; suite aux différentes projections que nous avons eues dans les universités ou les alliances françaises, je suis toujours étonnée du nombre d’afro-descendants qui viennent me voir à la fin. Par exemple, à San Francisco, ils étaient une vingtaine de Français noirs ; ingénieurs, étudiants, futurs doctorants… On a tous la même histoire : on vient pour un échange et on ne repart plus. Et cela pose aussi la question de la fuite des cerveaux. On est contents qu’il y ait ces nouvelles compagnies qui nous permettent de venir à Paris. On paie 200 dollars. Donc on peut à la limite venir pour un week-end, manger un bon ndolé et revenir. Donc on a cet attachement parce que nos parents sont ici, on est nés et on a grandi en France. Mais l’Amérique nous permet de nous réaliser professionnellement d’une manière que la France ne fait pas facilement.

Aviez-vous tenté d’enseigner en France ?

Non. Je parle d’il y a 13 ans ; à l’époque, il n’y avait pas encore ce bouillonnement que l’on voit aujourd’hui. Maintenant, je me pose la question du retour. On retombe sur cette question de la visibilité. Il y a des copines, je parle de Maboula par exemple, mais aussi des chercheurs, femmes, noires, caribéennes ou africaines qui ont creusé leur sillon, que ce soit à Sciences po, dans les universités, instituts ou centres de recherches. Ces sujets de recherches sont respectés parce qu’on se rend compte que cela renvoie à des questionnements légitimes. Au niveau de l’Académie française, on commence à faire notre place mais c’est encore difficile. Parce que nous travaillons sur de l’affect, nous travaillons sur nous-mêmes, donc c’est estampillé comme étant « pas sérieux ». Quand je dis que je fais une thèse sur le rire noir, et à côté de cela, il y a quelqu’un qui travaille sur Marie Darrieussecq ou sur les Serments de Strasbourg… tout de suite, cela ne fait pas « sérieux ». « Nous sommes l’objet et le sujet de notre recherche, nous ne sommes pas dans la scientificité froide et cartésienne. Nous sommes dans l’affect, nous sommes… ce n’est pas scientifique… » Nous voulons montrer que nous pouvons parler de nous tout en le faisant dans des termes scientifiques, dans le langage de l’Autre.

Vous êtes installée aux États-Unis depuis 2005, peut-on oser un parallèle entre la situation de la femme noire française et américaine ?

Il y a une expérience noire transatlantique et on peut trouver des parallèles. Par exemple, en ce moment, je travaille sur un projet sur la représentation de l’instabilité mentale des troubles mentaux chez les femmes noires afro-descendantes, en faisant un voyage entre le Sénégal, Pittsburgh et Paris. Y a-t-il une manière noire de gérer l’instabilité mentale ? Avec toutes les différences culturelles qu’on peut trouver, à Dakar par exemple, entre les villages, les villes, à Paris, on peut voir qu’il y a un fond commun. Donc on partage quelque chose mais je suis toujours très réticente à établir des parallèles, parce que les Noirs aux États-Unis ont une histoire qui n’est pas la nôtre. Surtout lorsqu’on parle de l’histoire extrêmement contemporaine. Ces différences doivent être prises en compte car elles expliquent beaucoup de l’expérience que nous avons. Par exemple lorsque nous prenons l’exemple de la femme noire en France, l’expérience du Noir en France est indissociable de la manière dont la République française a été conçue, portée, reproduite, dont le récit national est reproduit, est indissociable de la conception de l’universalisme à la française, et tous ces points font que l’expérience du Noir en France est particulière dans ce sens. Ce qui rend l’histoire du Noir américain particulière : il y a eu l’esclavage, l’institutionnalisation de la ségrégation avec les lois Jim Crow, toutes ces choses qui font qu’il y a des expériences institutionnelles qui sont extrêmement différentes. Lorsqu’on mêle trop les choses, on perd toutes ces petites nuances. On voit la communauté d’expérience, « nous sommes toutes sexualisées, nous sommes toutes… » et il est important de voir cette communauté d’expérience que nous partageons mais il faut veiller à ne pas perdre de vue les nuances dans nos expériences.

Quel est le pouls de l’Amérique sous Donald Trump ?

Est-ce que le cadavre respire encore ? C’est très compliqué. Mais étant quelqu’un d’optimiste, si je me dis qu’il y a une bonne chose à tirer de Donald Trump, c’est qu’il est révélateur de choses qui ont toujours été là, et qu’il était extrêmement difficile à faire comprendre à certaines franges de la population mais qui maintenant font sens. Je pense notamment à la polémique qui a éclaté récemment après Charlottesville sur les statues, je trouve cela très bien même si l’histoire est triste parce que cela révèle quelque chose qu’une frange de la population vivait, qui faisait l’expérience de manière très intime et qui était très difficilement traduisible à d’autres personnes.

Quand je faisais mon doctorat en Louisiane, tous les lycées dans la ville où j’habitais, à Baton Rouge, portaient des noms de ségrégationnistes, de propriétaires de plantations, de personnes qui étaient connues dans l’histoire de la ville pour avoir été des personnages peu recommandables. Les étudiants et les lycéens avaient cette « inside joke » qui disait à quel point c’était difficile pour un jeune Noir d’aller dans un de ces collèges. C’était équivalent de demander plus ou moins à un Juif d’aller à « Hitler High », donc c’étaient des situations que des gens vivaient de l’intérieur et qui étaient difficilement traduisibles en dehors de la communauté noire. Et puis maintenant, après Charlottesville, on a l’impression que les gens se sont réveillés et se rendent compte que les statues ont toujours été là. Ce mobilier urbain est tellement intégré dans notre quotidien, dans notre mémoire, qu’on n’y fait plus attention. Cela s’efface. Puis avec l’excès qu’on connaît à l’Amérique, il faut déboulonner. On se rend compte qu’on a eu toute cette histoire, ce roman national qui était célébré. Mais il s’agissait d’une histoire partielle, qui avait un goût très traumatique, douloureux pour une autre partie de la population. Je pense qu’au lieu de regarder les 26 conneries par heure de ce gouvernement, j’ai envie de garder ce petit bout d’espoir qui révèle ce que l’Amérique est vraiment. Maintenant, on est face à un mur et on ne peut plus se dire qu’on ne savait pas.

Propos recueillis par Esther Thwadi-Yimbu – Le Point – 21 sept 17

Bande annonce : http://www.dailymotion.com/video/x61i5tq

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