On peut légitimement éprouver certaines réserves devant l’expression « racisme systémique ». Personnellement, je crois qu’il vaut mieux parler de « discrimination systémique », car si le « profilage racial » existe indubitablement, ce que des organismes aussi réfractaires à cette notion que l’est le Service de police de Montréal commencent à reconnaître, un grand nombre de cas d’exclusions sont sans doute liés à des facteurs moins tranchants que le racisme proprement dit.
Par exemple, pour ce qui touche l’emploi : les réseaux de connaissances, la peur de l’inconnu, une certaine habitude du proche, du familier, l’application rigide des normes, les réflexes corporatistes, etc. La très faible représentation des minorités visibles à la télévision et au cinéma tient sans doute pour une large part à de tels facteurs, ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas chercher à corriger ces anomalies. Ni qu’il faudrait nier pour autant que certains domaines, comme l’accès au logement, sont propices au profilage racial et méritent un examen.
Si l’on peut débattre du terme « racisme », il est plus étonnant de rejeter catégoriquement le terme « systémique », comme le fait Christian Rioux dans sa dernière chronique (« Maudit système ! », Le Devoir, 15 septembre 2017). Bien sûr, le racisme s’exprime toujours à travers des individus et souvent des groupes. Mais lorsque l’on constate que les Noirs américains et les autochtones canadiens sont surreprésentés dans les prisons de leur pays respectif, quel autre terme que « systémique » va-t-on employer pour décrire une telle discrimination, où l’on peut à bon droit percevoir des relents racistes ? Et si les Mohammed ont cinq ou dix fois moins de chances que les Marcel d’être convoqués à une entrevue d’emploi ? Le sexisme de bien des conseils d’administration dans le genre « boys club » n’a-t-il pas aussi quelque chose de systémique ? Le système n’existe pas, car on ne le voit pas : la belle affaire ! Margaret Thatcher concluait de la même manière qu’il n’existe pas telle chose que la « société »…
La vraie cible
Mais pourquoi donc faire semblant de ne pas comprendre le sens du mot « systémique », qui signifie simplement qu’il y a des phénomènes sociaux, liés à des classes, à des professions ou à d’autres groupes, qui ne sont pas réductibles à la volonté explicite des individus pris isolément et qu’il y a, notamment, des statistiques très visibles et éloquentes qui peuvent indiquer que tel groupe social est objet de discrimination ? En réalité, la vraie cible ici, ce sont « les grands prêtres de l’antiracisme » et autres apôtres du multiculturalisme, les rejetons des marxistes qui, leur bataille étant perdue, se seraient « recyclés » (?) dans une autre cause, une autre utopie.
Il me semble qu’il y a bien des problèmes avec cette thèse. D’abord la cible elle-même, car réfléchissons-y : à l’heure où des violences haineuses sont massivement commises par des islamistes radicaux, par des islamophobes, des suprémacistes blancs et autres extrémistes de droite, quand ce n’est pas par une extrême gauche anarchiste cagoulée — à une époque où les populismes et les autoritarismes font vaciller les démocraties —, ce seraient les antiracistes, les « vertueux » de la diversité et de la tolérance, les multiculturalistes et consorts, ce seraient ces idiots de service qu’il faudrait accuser de dogmatisme et dont il faudrait dénoncer les excès ! Ce seraient eux, les grands coupables !
Aller au-delà de la caricature
Cette idée d’un lien, d’une continuité entre l’extrême gauche marxiste et « l’extrême gauche » antiraciste et multiculturaliste, on sait que des penseurs contemporains, dont au Québec Mathieu Bock-Côté (voir Le multiculturalisme comme religion politique), en ont proposé la démonstration. Mais ce récit est bien fragile, il choisit de ne pas voir que la défense de la diversité, du pluralisme, des droits des minorités se fait la plupart du temps non pas par des révolutionnaires déchaînés, mais par des réformistes qui travaillent sur le terrain et par des théoriciens qui font dans la nuance et la modération, tel un Charles Taylor, parmi bien d’autres. La pratique même des « accommodements » est tout le contraire du « à bas le système » des anciens marxistes : c’est une manière de l’assouplir afin de limiter les exclusions et les injustices. On a le droit de préférer l’uniformité républicaine, mais rien ne prouve qu’elle donne de meilleurs résultats : c’est objet de débat, si l’on consent seulement à aller au-delà de la caricature et de l’ironie qui se fait plaisir.
Quelles que soient les réserves et les critiques qui ont pu être adressées, pas toujours à tort, contre la tenue d’une commission sur le racisme et la discrimination systémiques, l’enjeu de fond est réel. Nul besoin d’être d’extrême gauche, de cultiver le rêve utopique d’une nouvelle humanité carburant seulement à la bonne entente et au relativisme, nul besoin non plus de tomber dans l’autoflagellation, de verser « les sanglots de l’homme blanc » ou du Québécois plus coupable que les autres, pour reconnaître sa pertinence et réfléchir à des solutions, qui ne seront jamais que partielles et fragiles. Mon pluralisme, mon antiracisme, comme celui de plusieurs de mes amis écrivains et intellectuels, n’est pas une religion, mais l’expression d’une pensée qui ne suppose pas que le respect de l’autre signifie une diminution de soi-même. Et il n’est pas un dénigrement, mais un amour du Québec, dont le bilan à cet égard est d’ailleurs loin d’être mauvais.
Réponse de Christian Rioux
Cher Pierre Nepveu,
On voudrait que tous les antiracistes aient votre délicatesse. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que vous préférez parler de « discrimination », probablement afin de vous distinguer de l’antiracisme virulent qui pullule ces jours-ci. Vous feriez un pas de plus si vous parliez de discrimination dans l’administration ou l’entreprise plutôt que de désigner un « système », à l’image de cette commission qui semble avoir déjà trouvé le coupable avant même d’enquêter. Or, si les difficultés réelles qu’éprouvent certaines minorités à gravir les échelons peuvent tenir de la discrimination, elles peuvent aussi être liées à des facteurs culturels très divers. On pense à l’éclatement des familles chez les Noirs américains. Faudrait-il voir dans le fait que les Québécois francophones quittent l’université plus tôt que les anglophones l’oeuvre pernicieuse d’un « système raciste » ?
Tout ne se ramène pas à la race ou à l’ethnie, comme a tendance à le laisser croire la vulgate multiculturelle. On peut aussi considérer que le temps fera son oeuvre, surtout concernant des minorités arrivées depuis peu, et que ce n’est pas les aider que de les enfermer dans une forme de misérabilisme. Quant à certains de nos antiracistes, outre le goût des « systèmes », je constate que d’aucuns accordent aux immigrants le même pouvoir rédempteur que certains accordaient naguère à la classe ouvrière. Celui de changer le monde. Vaste programme.
Pierre Nepveu – Écrivain et professeur – Le Devoir (29 sept 17)