Dans une tribune d’opinion parue dans le Globe & Mail le 24 septembre, Shachi Kurl, présidente de la fondation de recherche Angus Reid Institute, et modératrice du dernier des chefs de 2021 en anglais s’exprime sur le débat et le tollé créé par sa question introductive à Jean-François Blanchet, le chef du Bloc Québécois. Elle n’en démords pas et la maintiens, tout en reconnaissant qu’elle aurait pu poser sa question différemment.
Voici son texte :
Titre : On m’a demandé de m’excuser pour ma question lors du débat des chefs. Je la maintiens sans équivoque
Enfant, j’ai regardé le débat des élections fédérales de 1988, assis sur le sol de notre salle familiale. Trois heures. Trois chefs. Je me souviens du langage corporel des politiciens. Je me souviens de certains de leurs mots. Je n’avais jamais imaginé qu’un jour, j’animerais moi-même le débat des chefs.
Depuis la nuit du débat en anglais, le 9 septembre, il semble que chacun ait saisi l’occasion de partager ses points de vue, ses opinions et ses réflexions à ce sujet. L’élection étant enfin derrière nous, je partage les miennes.
Certains téléspectateurs et politiciens se sont demandés pourquoi une personne qui fait des sondages animait le débat. Si davantage de Canadiens avaient eu la chance de me rencontrer avant l’événement, je leur aurais dit qu’en effet, je suis une personne qui fait des sondages. Mais j’ai passé la première moitié de ma carrière à couvrir la politique en tant que journaliste de radio et télévision.
En tant que présidente de l’institut non partisan Angus Reid (avec de merveilleux collègues qui m’ont donné un congé pour travailler sur le débat de façon indépendante), j’ai fait la transition entre raconter l’histoire des Canadiens à l’aide de citations et d’entrevues et faire la même chose en interprétant des chiffres. Je ne travaille plus à temps plein dans une salle de presse. Mais mes valeurs et mon engagement à poser des questions tenaces et à faire pression pour obtenir des réponses n’ont jamais changé.
La décision des dirigeants du débat, au début de l’été, de me faire modérer était indéniablement différente. Mais ce n’était pas sans précédent. J’avais modéré le débat télévisé des élections de la Colombie-Britannique en 2020 et mon style et mon approche avaient été très bien accueillis. On m’a donc demandé de le faire à l’échelle nationale et j’étais fier de le faire en tant que personne dont l’expérience de vie s’était déroulée en grande partie en dehors de la bulle d’Ottawa.
Ma seule présence dans ce rôle occupait un espace généralement réservé à des personnes qui ne me ressemblent pas. Je suis de Vancouver. Je ne suis pas membre de la tribune de la presse. J’ai abordé le débat du point de vue de ce que les gens dans leur salon voulaient entendre. C’était important.
La préparation du débat a été un travail professionnel
Plus d’une centaine de professionnels extraordinaires ont travaillé à la production du débat des chefs. Mais lorsque vous passez à l’antenne, il n’y a que vous, le modérateur. Comme seuls ceux qui l’ont fait le savent, c’est l’un des métiers les plus difficiles de la télévision. Il se passe beaucoup de choses. Vous devez simultanément veiller à ce que les participants soient à l’heure, écouter les producteurs dans votre oreille avec le décompte du temps ou des mises à jour, écouter les réponses des dirigeants et essayer de les garder dans le sujet ou de vous assurer qu’ils répondent à la question, et surveiller le langage corporel et les signaux non verbaux des dirigeants.
Tout est flou. Un flou organique, rapide et parfois chaotique. Y a-t-il quelques moments que j’aurais traités différemment ? Sur une période de 120 minutes, bien sûr qu’il y en a eu.
Quant au format, vous devez savoir que je ne l’ai pas conçu. Les représentants de chaque chef de parti l’ont reçu de la part du Debate Broadcast Group et l’ont approuvé. Tout, depuis le temps dont ils disposaient pour répondre aux questions et débattre entre eux, jusqu’au fait qu’il n’y avait pas de déclarations d’ouverture et de clôture. Le moment où ils devraient faire face à une question directe. Tout a été convenu par chaque partie participante bien avant le débat.
Peut-être que les décisions futures concernant le nombre de débats – ou le nombre de dirigeants devant être présents sur scène – seront différentes. Mais lors du récent débat, j’ai eu affaire à cinq leaders en deux heures. Ce qui a le plus changé depuis que j’ai assisté à ce premier débat il y a 33 ans, c’est la nature même de la communication politique. Elle est plus rapide, plus serrée, plus axée sur les extraits sonores. Ainsi, la vision de cet événement, acceptée par l’équipe éditoriale du débat, était un style dur consistant à sonder et à presser les dirigeants, sans se contenter de donner du temps d’antenne pour des déclarations incontestées.
Lorsqu’ils en ont l’occasion, les politiciens éludent souvent les questions, s’en tiennent aux points de discussion, ignorent ce qu’on leur demande et passent à ce qu’ils veulent dire à la place. Lorsque cela ne fonctionne pas, certains attaquent l’auteur de la question. La dernière décennie a cristallisé cette approche.
Le chronométrage était crucial. Les chefs ne sont pas des novices de l’art oratoire incapables de faire valoir leur point de vue en 45 secondes. Ils connaissent bien les limites de temps à la Chambre des communes. Entre-temps, les réseaux avaient offert une allocation de temps spécifique à la seconde près lors d’une soirée où ils étaient en concurrence pour attirer les téléspectateurs avec la soirée d’ouverture de la saison de la NFL et une vedette canadienne jouant un championnat de tennis. Un peu comme le travail d’un pilote, une partie cruciale de la mission consiste à faire atterrir le 787 en toute sécurité sans s’écraser parce que vous n’avez plus de piste.
Après le débat de 2019, de nombreuses critiques ont porté sur le fait que les segments étaient longs parce que le chronométrage n’avait pas été strict, ce qui a suscité l’indignation quant aux thèmes du débat final. Pour le débat de 2021, j’ai veillé à ce que chaque section ait le temps prévu, comme convenu par tous les dirigeants. J’ai fait atterrir l’avion.
Je n’étais ni un mannequin qui lisait les questions préparées pour moi, ni un franc-tireur qui demandait ce qui lui passait par la tête. J’ai participé à l’orientation de la rédaction. Le débat a couvert beaucoup de terrain. Nous avons choisi les sujets en fonction des commentaires d’environ 20 000 Canadiens qui ont répondu à l’appel des réseaux pour faire part des questions qu’ils voulaient entendre.
La question du Québec
Chaque question a été examinée par l’équipe de rédaction du débat, qui comprenait des représentants de tous les réseaux qui l’ont organisé et produit – CBC, CTV, Global et APTN. Plus d’une douzaine de journalistes chevronnés et de directeurs de l’information ont vu et approuvé les questions que j’ai posées, ainsi que celles de mes collègues journalistes.
La question posée au chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, a créé une controverse au Québec, devenant un récit et une légende à part entière. Elle a conduit l’Assemblée nationale à me censurer, les caricaturistes à me ridiculiser et les chefs de parti à exiger des excuses.
Voici donc la question : » Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme. Pourtant, vous défendez des lois comme les projets de loi 96 et 21, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Pour ceux qui sont à l’extérieur de la province, veuillez les aider à comprendre pourquoi votre parti soutient également ces lois discriminatoires. »
À ceux qui me demandent de tout retirer : Je maintiens la question. Sans équivoque.
Je la maintiens parce que la question a donné à M. Blanchet l’occasion de parler de laïcité, de laïcité à des gens hors Québec. Il aurait pu partager la perspective québécoise avec le reste du Canada. Il a choisi de ne pas le faire.
Je m’y tiens parce que le gouvernement du Québec a fait ou a fait savoir qu’il allait passer outre la Charte des droits et libertés pour protéger les projets de loi 21 et 96 contre des contestations judiciaires pour discrimination. Et parce que l’Assemblée nationale a inclus des dispositions dans les projets de loi 21 et 96 pour passer outre la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, laissant de nombreux Québécois se sentir vulnérables et, comme l’a dit le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure du Québec à propos du projet de loi 21, déshumanisés.
Je maintiens mon point de vue, car que dit-on de l’état de notre démocratie lorsqu’une question est jugée impossible à poser ? Qui peut décider des questions qu’il convient de discuter pendant une campagne électorale fédérale ? Que dit-on des convictions de nos dirigeants politiques lorsqu’ils choisissent de faire de moi une cible pour détourner leur propre position sur une question cruciale de liberté personnelle ?
Que dit-on du journalisme lorsque des journalistes et des commentateurs politiques chevronnés sont choqués que j’ose « aller là » ? L’état de notre fédération est-il si faible que nous ne pouvons même pas soulever des questions à son sujet ?
Alexander Tytler, philosophe écossais du 17e siècle, a écrit que la démocratie ne dure qu’environ 200 ans. Une citation qui lui est communément attribuée dit qu’une partie du cycle passe du courage à la liberté, puis à l’abondance, à l’égoïsme, à la complaisance, puis à l’apathie, et finalement au retour à la servitude. J’espère que nous ne sommes pas sur la pente descendante de ce cycle.
Pendant mon silence – approprié pendant la campagne électorale – les gens m’ont encouragé à m’instruire sur le Québec. Je n’y vis pas, mais j’ai passé du temps dans des endroits comme le Saguenay-Lac Saint Jean et La Malbaie. En fonctionnant entièrement en français, j’ai vécu une immersion durable dans la fierté et l’histoire des Québécois, ainsi que dans leur vision de la laïcité, de la survie et du désir profond de maintenir leur culture et leur langue. L’apprentissage n’est jamais terminé.
J’ai entendu et écouté ce que les gens ont dit au sujet de la question et de la blessure qu’elle a causée au Québec. Aurait-on pu la formuler différemment ? Oui. Est-ce que je crois en fin de compte qu’un changement de formulation aurait empêché M. Blanchet, le premier ministre du Québec, François Legault, et les chefs de parti Justin Trudeau, Erin O’Toole et Jagmeet Singh d’exploiter tout cela à leurs propres fins ? Non.
Devenir l’histoire n’était pas un objectif de vie. Pourtant, ce qui s’est passé n’est qu’une politique de lâcheté. Qu’est-ce que M. Blanchet aurait pu faire d’autre au milieu d’une campagne en perte de vitesse ? Sur le plan politique, il est logique que M. O’Toole, M. Trudeau et M. Singh se soient « empilés » afin de protéger leurs campagnes au Québec plutôt que de défendre des principes.
D’autres choses étaient un peu plus difficiles à accepter. Des chroniqueurs ont écrit que j’étais « agressive » ou « criarde », comparant mon ton à celui d’une « maman » qui utilise des « chaînes » pour maintenir l’ordre. La seule case qu’ils n’ont pas cochée sur cette carte de bingo particulière semble être « femme méchante ».
Mais il ne s’agit pas d’eux. Il s’agit des Canadiens. J’ai fait ce débat comme un service public, pas pour gagner des étoiles d’or. Certaines personnes n’ont pas aimé ça ou n’ont pas aimé mon style. Ce n’est pas grave. Un sondage réalisé par notre propre organisation a révélé que 53 % des hommes âgés ont trouvé le débat intéressant, je suis d’accord avec ce pourcentage. Il est à noter que ce chiffre est passé à 65 % chez les femmes de 18 à 34 ans. Le passé, rencontre l’avenir.
Malgré tous les désaccords, et il y en a eu beaucoup, j’ai reçu des milliers de messages d’appréciation de partout au pays, y compris du Québec. Des notes de remerciement pour ne pas avoir pris pour argent comptant les points de discussion des dirigeants. Des gens qui ont écrit qu’ils n’ont pas l’habitude de regarder le débat en entier, mais qu’ils l’ont fait ce soir-là avec leurs enfants. Des adolescents qui ont parlé du débat en classe et ont conclu que j’étais « badass ». Des femmes qui m’ont remerciée d’avoir été préparée, féroce, professionnelle et forte.
En quittant Ottawa, je me suis arrêtée à Toronto, où un groom m’a accueillie à la porte de l’hôtel.
« Je crois vous avoir vue l’autre soir. » C’est parti, me suis-je dit.
« Et qu’en avez-vous pensé ? »
« C’était génial ! » Je pouvais voir qu’il avait plus à dire. Il se retenait.
« Ecoute, c’est bon. Je peux le supporter. »
« Je veux juste vous dire… Je suis vraiment content que vous ayez posé cette question. »
Source : Globe & Mail – (Traduction libre + Sous titres de NeoQuébec)