Nous reprenons ici un débat (*) entre deux citoyens. D’une part, Stephan Fogaing, administrateur / conseiller en développement industriel et d’autre part, Hajar Jerroumi, une
, portant entre l’approche EDI (Equité, Diversité, Inclusion) et ses incidences sur le modèle de société, en l’occurrence, le Québec.Pour Stephan Fogaing, « consacrer l’approche EDI au Québec c’est renier notre modèle de vivre ensemble universaliste, c’est renier notre histoire, c’est renier qui nous sommes.« . « Nous » se référant ici aux Québécoises et Québécoises. Il soutient le point de vue selon lequel « l’avenir du Québec passe par la citoyenneté et non les identités.« . Et l’un des facteurs qui « malmène (la) conception universaliste de la société, ancrée autour des valeurs québécoises que sont le français langue commune, la laïcité de l’État et l’égalité entre les hommes et les femmes » est l’approche EDI, telle qu’elle se fait au Québec en ce moment.
Il défend donc le point de vue selon lequel : « cette approche », importée des Etats-Unis, » génère une forte négation (du) modèle de vivre ensemble (québécois) » et par conséquent mérite une alternative.
C’est peu dire que Hajar Jerroumi ne partage, évidemment, pas ce point de vue. En réfutant d’emblée, l’opposition « citoyenneté-identités » évoquée par Stephan Fogaing, elle argue sur la finalité de l’approche EDI, qui est « … de mettre en place les conditions favorables à une égalité des chances dans la jouissance de droits civils, politiques et socio-économiques afin de favoriser la citoyenneté effective et active des Québécois.e.s. La finalité de l’équité, c’est la justice.« .
LE DÉBAT
STEPHAN FOGAING : L’enfer est pavé de bonnes intentions
Sous le regard médusé de plusieurs Québécois, la « politique des identités » (identity politics), importée des États-Unis, maintient sa pression sur le dernier bastion nord-américain qui ose encore lui résister. Mais comme je le mentionnais dans mon dernier texte (**), l’avenir du Québec passe par la citoyenneté et non les identités.
Il nous faut donc collectivement résister à ces fausses bonnes idées qui malmènent notre conception universaliste de la société, ancrée autour des valeurs québécoises que sont le français langue commune, la laïcité de l’État et l’égalité entre les hommes et les femmes.
Parmi ces fausses bonnes idées, il y a l’approche EDI (équité, diversité et inclusion), qui est le paravent présentable de la théorie critique de la race (Critical race theory), et que certains associeront au « wokisme ».
Depuis quelque temps, les formations et certifications EDI se multiplient au sein de nos entreprises privées et de nos institutions publiques, sans avoir fait l’objet du moindre débat de société.
L’équité, selon l’approche EDI, pose problème, car le modèle québécois n’est pas basé sur l’équité, mais plutôt sur l’égalité, entre toute personne sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la « race », le sexe, la religion, etc., comme le stipule la Charte des droits et libertés de la personne. À l’inverse, l’équité, selon l’approche EDI, découle du modèle canadien et consiste plutôt à enfermer les individus dans des groupes identitaires en fonction de leur « race », leur sexe, leur religion, etc., puis à les classer sur une échelle de victimisation, pour par la suite favoriser les identités que l’on estime plus opprimées et discriminer les identités que l’on estime privilégiées. Cette manière de procéder pose d’innombrables problèmes.
L’individu réduit à une seule dimension
Tout d’abord, cette approche essentialise les individus, c’est-à-dire qu’elle les réduit à une seule de leurs dimensions. En d’autres mots, on pose des étiquettes : je suis noir, donc nécessairement je suis une victime, peu importe si j’ai réussi dans la vie, si je me suis bien intégré dans ma société ou si je me considère autrement. Ensuite, cette approche prétend l’existence d’un « privilège blanc » comme socle de son échelle de victimisation, ce qui rend complètement inintelligible toute l’histoire du Québec. En effet, notre histoire s’est d’abord et avant tout vécue à travers des clivages linguistiques, et non à travers des clivages raciaux comme aux États-Unis. De plus, favoriser certaines identités au détriment d’autres en se basant sur une échelle de victimisation ne peut conduire qu’à des rivalités intercommunautaires et à une surenchère d’accusations victimaires.
La diversité, selon l’approche EDI, pose problème, car elle associe bêtement la diversité identitaire à la diversité de points de vue et d’expériences (encore une essentialisation des individus), et elle focalise sur ce qui nous divise plutôt que sur ce qui nous rassemble.
Bien sûr, nos différences peuvent être une force, car elles nous permettent de jumeler des expertises et des expériences complémentaires, mais elles ne doivent pas primer sur notre sens du collectif, sur ce qui nous lie.
L’inclusion, selon l’approche EDI, pose problème, car elle exige une inversion du devoir d’intégration de nouveaux membres à un groupe. En effet, il est normal lorsque nous intégrons un nouveau pays, une nouvelle organisation, une nouvelle équipe ou un nouveau cercle social, de prendre le pli de ce nouvel environnement, et il se peut que cela demande des efforts. Au contraire, il n’est pas normal que ce ne soit qu’à ce nouvel environnement de se transformer pour vous accueillir ; nous en conviendrons, c’est impossible, cela demanderait autant de transformations qu’il y a d’individus.
Le piège de l’approche EDI, c’est qu’elle se drape de vertu en utilisant un vocabulaire mélioratif, c’est-à-dire des termes qui se présentent d’office positivement. Qui peut s’opposer à plus d’équité, à plus de diversité ou à plus d’inclusion ? Est-ce que s’opposer à l’approche EDI fait nécessairement de vous un être profondément inéquitable, exigeant l’uniformité et l’exclusion ? Bien sûr que non, nul ne peut être contre la vertu. Mais cette approche est une importation culturelle américaine qui génère une forte négation de notre modèle de vivre ensemble. Comme quoi l’enfer est pavé de bonnes intentions.
En résumé, consacrer l’approche EDI au Québec c’est renier notre modèle de vivre ensemble universaliste, c’est renier notre histoire, c’est renier qui nous sommes. Nous devons au contraire entamer un réel débat de société à propos de cette approche, et nous devons proposer une approche alternative qui reflète davantage notre modèle de vivre ensemble québécois.
HAJAR JERROUMI : Équité, diversité et inclusion : Nommer les enjeux, c’est reconnaître les obstacles
Les mots qui suivent ne se veulent pas un argumentaire en faveur de l’EDI, l’équité, la diversité et l’inclusion. Ils se veulent plutôt une tentative de correction de sophismes, de généralisations et de conclusions simplistes qui parsèment le texte de Stephan Fogaing1, sans vouloir manquer de respect aux convictions de l’auteur.
Débutons par le titre de l’article auquel M. Fogaing fait référence : » L’avenir du Québec passe par la citoyenneté et non les identités « . Cette affirmation a l’apparence de la rigueur et de l’évidence, mais le raisonnement de corrélation inversée entre la citoyenneté et l’identité est porteur de faussetés.
Certes, l’avenir du Québec passe par la citoyenneté. Il aurait été plus juste de vous en tenir à cela plutôt que d’y opposer les identités. Cela n’a ni l’intérêt de renforcer votre affirmation première ni celui de permettre d’élucider l’opposition entre les identités et la citoyenneté.
Parlons de citoyenneté. La citoyenneté a comme corollaire la reconnaissance de l’appartenance de facto comme de jure. Elle renvoie à la pleine possession et jouissance de droits et libertés et à la participation active à la vie d’un État. La citoyenneté engage donc des responsabilités de l’État, oui, de l’État, mais pas que de l’État.
Un effort incommensurable
Vous avancez que l’inclusion « exige une inversion du devoir d’intégration de nouveaux membres à un groupe ». Revendiquer les principes EDI ne nie pas l’effort individuel attendu de la personne immigrante.
Ces personnes déploient un effort incommensurable par leur action d’immigration et elles ne cessent d’en déployer une fois au pays pour assurer une vie digne. Le « devoir d’intégration », ces populations se l’exigent avant qu’il ne leur soit exigé par la société d’accueil.
Faire reposer ce fardeau sur l’individu est non seulement faux et irréaliste, mais est également porteur de violence dans ce que cela exige d’une personne qui souvent compose au quotidien avec des enjeux (dont la discrimination).
Ensuite, lier l’obligation d’intégration de l’individu à la notion d’immigration et d’accueil de « nouveaux membres » dans une société est un amalgame qui associe abusivement des groupes à des idées. Qu’en est-il des personnes nées ici qui ne connaissent que cette terre et qui ont des composantes identitaires différentes de la majorité ? Les considérerez-vous comme de « nouveaux membres » auxquels vous exigerez ce devoir d’intégration au groupe ?
Catégories
Parlons maintenant de ces maudites catégories qui « enferme[nt] les individus dans des groupes identitaires en fonction de leur « race », leur sexe, leur religion, etc. » (Ce dernier motif ne semble pas déranger, vous l’incluez dans les valeurs québécoises, n’est-ce pas une catégorie en soi ?)
Ensuite, vous énoncez que le principe de diversité « associe bêtement la diversité identitaire à la diversité de points de vue ». À votre place, je conserverais une petite humilité avant de formuler un énoncé qui remet en cause des conclusions probantes qui font consensus.
Catégoriser, c’est nommer les sources de discrimination. Ce n’est pas en faisant disparaître la catégorie race que le racisme n’existera plus.
Nommer les enjeux, c’est reconnaître les obstacles et l’effet différencié d’une mesure similaire sur différents groupes. Nommer, c’est ensuite mettre en place les mesures correctives qui rétablissent l’égalité des chances.
La finalité des principes EDI, c’est de mettre en place les conditions favorables à une égalité des chances dans la jouissance de droits civils, politiques et socio-économiques afin de favoriser la citoyenneté effective et active des Québécois.e.s. La finalité de l’équité, c’est la justice.
Les principes EDI n’ont pas pour but de « favoriser les identités que l’on estime plus opprimées et de discriminer les identités que l’on estime privilégiées ». L’oppression ne s’estime pas. L’oppression est l’acte d’opprimer et le fait de subir l’oppression. La corriger n’est pas un privilège, c’est un devoir et ce devoir repose sur la reconnaissance de ce qui la produit et l’alimente. Ces personnes opprimées vivent des obstacles auxquels les privilégiées, comme vous les nommez, ne font pas face. Certains sont systémiques, d’autres non.
In fine, je mets en doute l’utilité de la dichotomie Québec-Canada sur ces enjeux si ce n’est celle d’éveiller inutilement la flamme nationaliste sur des enjeux de droits fondamentaux pour polariser le débat. Les valeurs EDI sont ancrées dans nos systèmes juridiques canadien et québécois. Faut-il encore rappeler que la spécificité du Québec n’a pas nécessairement à être en opposition au Canada ? Faut-il encore dénoncer la fausseté de l’amalgame entre l’altérité identitaire et le modèle de nation québécoise ?
Quant à ce que vous prétendez édifier comme modèle québécois universaliste, c’est plutôt le modèle français républicain qui instrumentalise l’universalisme par une pseudo-unité qui est davantage une uniformité et qui légaliser la discrimination. Si vous dénoncez les modèles américain/canadien, comment pouvez-vous prétendre l’acceptabilité sociale du modèle français au Québec ?
Mettre des mots sur les maux, ce n’est pas se focaliser sur ce qui nous divise, c’est exiger les gestes nécessaires pour aspirer à un Québec juste, prospère et équitable qui unit par un projet de société.
(*) re-édité par nos soins, il s’agit d’un échange par lettre d’opinion publiées dans le quotidien La Presse aux dates respectives du 7 avril et 28 mai pour Stephan Fogaing, et du 1er juin en guise de réponse pour Hajar Jerroumi.
(**) Qui vient du terme et concept américain » identity politics »
(c) Neoquébec – Juin 2022 (source La Presse)