Le débarquement insolite d’Emmanuel Macron au Pays du cèdre le 6 août, surlendemain de l’explosion à Beyrouth, met vivement en lumière la dimension géopolitique de la crise libanaise. Voit-on souvent un chef d’État étranger s’inviter sur les lieux d’un sinistre dans un pays souverain pour s’offrir un bain de foule, « organiser la coopération internationale », demander une enquête internationale, réclamer des réformes et des changements politiques ? Le Liban retombait-il sous tutelle française 77 ans après son indépendance ? Internationaliser était le leitmotiv de la visite.
Si d’aucuns ont glosé sur une «relation spéciale» avec le Liban et d’autres décelé des relents de l’esprit colonial, on doit surtout noter la quête française d’une influence dans une région où fourvoiements, alignements douteux et suivisme ont dilapidé les atouts de la France. Il y avait une occasion à saisir. Récupération ? Exploitation ? Gesticulation ? Reste à voir si les efforts des dirigeants français bénéficieront à leur pays ou aux États-Unis et à leur partenaire israélien, comme si souvent. Calculs stratégiques, intérêts économiques, buts politiques, la France est loin d’être la seule à en avoir. Les autres acteurs internationaux ne sont pas en reste, tant le facteur géopolitique est omniprésent dans la crise libanaise.
Les trois dimensions du drame libanais
La question libanaise s’apparente à un ensemble de cercles concentriques qui se superposent. Premier cercle: le Liban. Deuxième cercle: la configuration régionale. Troisième cercle: les rapports de force internationaux. National, le premier cercle est surdéterminé par les deux autres, internationaux et participant de considérations dépassant le seul Liban.
Tout est dit sur l‘organisation politique libanaise: archaïque, désuète, prémoderne. Codifiée sous le mandat français (1923-1943), elle a peu évolué. Le communautarisme et le confessionnalisme engendrent clientélisme, népotisme, corruption et incurie. Il en a résulté une dérive dans une crise économique faite d’accaparement de fonds publics, de manipulations financières, de spéculations immobilières, d’inégalités abyssales et de paupérisation généralisée, menant au soulèvement du 17 octobre 2019. Le Liban est une caricature du modèle néolibéral de la financiarisation effrénée. Avec un niveau d’endettement insoutenable et une banqueroute imminente, FMI et puissances occidentales se pointent. Les aspects géopolitiques prennent alors le dessus.
Le Liban dans le tourbillon de la géopolitique régionale
De source endogène, la crise économique libanaise est aussi entretenue de l’extérieur. Le FMI promet des crédits pour éviter ou, plus exactement, reporter la débandade mais, comme toujours, ils sont conditionnels à l’adoption de «réformes», soit le traditionnel «ajustement structurel» qui aggrave le mal par le cocktail d’austérité, de compressions de dépenses sociales, de majoration des prélèvements, de licenciements et de privatisation d’actifs publics. Des donateurs réunis à Paris en avril 2018 offrent aussi un viatique, moyennant des «réformes». Aggravation des troubles sociaux et instabilité accrue seraient les conséquences prévisibles des deux formules. La tragédie du 4 août permet d’ajouter l’argument humanitaire aux pressions déjà exercées en leur faveur.
Les États-Unis jouent sur le registre des pressions à des fins explicitement géopolitiques de déstabilisation et d’implosion du Liban. L’économie libanaise est dollarisée; la livre libanaise est indexée sur le dollar étatsunien depuis 1997; les avoirs des banques sont majoritairement en dollars. Or, au Liban comme ailleurs, Washington emploie le dollar comme arme. Il veut stopper les transferts en dollars, prétextant que le Hezbollah et la Syrie sous embargo-blocus les utiliseraient. Les détenteurs étrangers de dollars, menacés de sanctions, boudent le Liban, tandis les dollars des Libanais qui en ont, fuient le pays. Le gouvernement est en défaut de paiements, les banques sont asséchées de liquidités, les comptes bancaires sont bloqués, la livre libanaise dévisse, les prix flambent et la population manifeste.
En soufflant sur les braises, les États-Unis s’inscrivent dans le scénario rodé des révolutions colorées pour les changements de régime qui consistent à démanteler les pouvoirs de pays jugés indépendants par l’action d’une population réduite à la misère. Cela évite les occupations militaires, lesquelles tendent à mal tourner pour les envahisseurs-occupants. À quelle fin? Placer le Liban dans le giron américain, ce qui exige l’affaiblissement du Hezbollah par la recherche d’un contre-pouvoir qui s’en prendrait à lui, quitte à déclencher la guerre civile et le chaos.
Le Hezbollah est le focus de la politique américaine et israélienne. Parti politique et armée, il obsède Washington et Tel-Aviv parce qu’il leur interdit la mainmise sur le Liban, d’autant plus convoité suite à la découverte récente de gisements gaziers offshore que lui dispute Israël. Depuis son occupation de son voisin (1978-2000), Israël n’a connu que des défaites aux mains de ce praticien de la guerre asymétrique. Le Hezbollah rééquilibre le rapport des forces, devenu moins favorable à Israël. Il protège le Liban par sa capacité de dissuasion et de riposte qui peut atteindre l’intérieur d’Israël, retirant à celui-ci l’impunité militaire à laquelle il est habitué. Enfin, le Hezbollah, ennemi mortel du djihadisme, a nettoyé le Liban des terroristes d’al-Qaïda qui tentaient de s’y incruster, comme en Syrie. Tenus en échec par le Hezbollah, Israël et les États-Unis réclament à cor et à cri que d’autres (gouvernement libanais, Conseil de sécurité, FINUL ou autre) le désarment. Pour y parvenir, ils lui attribuent les maux du Liban et essaient de le faire passer pour «terroriste».
Ainsi, les forces étrangères qui cherchent à prendre le contrôle du Liban sont celles qui ont le même objectif en Syrie, en Irak et en Iran. Ce sont quatre volets de la même dynamique. D’où la dimension régionale de la donne libanaise.
Le Liban au confluent des courants de la géo-économie mondiale
Les «sanctions» américaines reposent sur l’intégration des pays ciblés dans des échanges internationaux dollarisés. Cela donne le pouvoir aux États-Unis de leur couper les vivres pour les faire plier. Mais le résultat n’est le plus souvent pas celui voulu, et il est parfois son contraire: la Russie et l’Iran se tournent vers l’autosuffisance; la Russie et la Chine dédollarisent leur commerce. Les États-Unis en viennent à saper l’ordre économique sur lequel ils comptent. Au Liban, les pressions du FMI et des donateurs ont incité à explorer la voie alternative d’un «pivot vers l’Est», c’est-à-dire un tournant vers la Chine pour s’émanciper de l’emprise occidentale.
Contrairement aux puissances occidentales, la Chine n’attache pas de contreparties politiques à ses investissements et ne s’ingère pas dans les affaires intérieures des autres pays, ce qui constitue une de ses cartes maîtresses. La Chine est engagée dans la mise en place des Nouvelles routes de la soie, vaste projet d’infrastructures et de développement s’adressant à l’ensemble de l’Eurasie, de la Chine à l’Europe, ainsi qu’à l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, auquel souscrivent à ce jour 150 pays. Le Liban pouvant devenir un verrou des échanges est-ouest, la Chine a montré de l’intérêt à investir, entre autres, dans les ports de Beyrouth et de Tripoli. Est-il besoin de souligner que les États-Unis sont les ennemis acharnés de ce projet, cauchemar qui unifierait le monde et les marginaliserait? En novembre 2019, le premier ministre de l’Irak doit démissionner à son retour de Chine. En avril 2020, l’ambassadeur de Chine en Israël est assassiné après un passage de Pompéo pour mettre fin aux projets chinois d’investissements dans le port de Haïfa. Il est trop tôt pour dire si l’explosion au port de Beyrouth donnera un coup d’arrêt ou accélérera le virage du Liban vers la Chine.
On constate comment les niveaux local, régional et mondial qui caractérisent la crise libanaise s’imbriquent, mettant ce petit pays à l’épicentre de très grands enjeux géostratégiques qui le transcendent.
Auteur : Samir Saul – professeur d’histoire à l’Université de Montréal
source : L’Aut’ Journal (publié le 17 août 2020)