Alors que la juge Ketanji Brown Jackson est la première juge noire à être nommée à la Cour suprême, j’entends la voix de Maya Angelou lorsqu’elle récitait son poème : « Pourtant je m’élève »
Vous pouvez me rabaisser pour l’Histoire
Avec vos mensonges amers et tordus,
Vous pouvez me traîner dans la boue
Mais comme la poussière, je m’élève encore,
(…)
Vous pouvez m’abattre de vos paroles,
Me découper avec vos yeux,
Me tuer de toute votre haine,
Mais comme l’air, je m’élève encore.
Car, malgré les vicieuses attaques, la juge s’est élevée. Qui peut oublier sa comparution devant le Comité judiciaire du Sénat lors de laquelle elle fut la cible de comportements jamais vus auparavant. Pour empêcher la marche inexorable vers le changement, les élus républicains n’ont pas hésité à utiliser les tactiques les plus viles. Ce n’est pas la première fois qu’ils réagissent ainsi à la présence de personnes noires compétentes qui sont perçues comme une menace à l’ordre historiquement établi. Rappelons-nous des attaques contre Kamala Harris, Barack et Michelle Obama.
Dr Emmitt Riley III (1), professeur de sciences politiques et d’études africaines à l’Université DePauw Riley le soulignait : « Chaque fois que les Noirs sont élevés dans un espace pour la première fois, ils font face à une opposition sans précédent ».
Surréaliste était l’intervention de la sénatrice républicaine, Lindsay Graham, qui a demandé à la juge, une des juristes les plus qualifiées que la Cour ait récemment connue, de définir le mot « femme ». Et que dire des salves agressives du sénateur Ted Cruz. Ce processus de nomination ressemblait à un ascenseur pour l’échafaud.
Des attaques hautement médiatisées infligées par les gardiens de la démocratie dont toute la planète a été témoin. Des déferlantes de violence et de haine pour une juge à qui le président a demandé de servir son pays. Le président Biden a d’ailleurs dénoncé le traitement de la juge Jackson. Pour lui, c’« était de la violence verbale, de la colère, des interruptions constantes en plus d’affirmations et d’accusations viles et sans fondement ».
Le président parle de violence verbale, mais ne serait-il pas plus exact de parler de violence tout simplement ?
Ce stéréotype dépeint les femmes noires comme étant hostiles, agressives, autoritaires, illogiques, acariâtres et de mauvaise humeur. Ces fantasmes ont imprégné l’inconscient collectif, la culture et la société ainsi que le milieu de travail façonnant notamment la vie professionnelle de nombreuses femmes noires.
Le mot d’ordre, la juge Jackson le connaît : à tout prix ne pas répondre à la violence. Dignement, la juge s’est comportée. Des larmes, elle a versé. Mais tout être humain aurait réagi. Car, comme femme noire, elle sait que réagir à la violence aurait été un suicide professionnel. Ses compétences et son travail acharné seraient partis à vau-l’eau et elle aurait manqué son rendez-vous avec l’Histoire : le rôle où on ne l’attendait pas lui aurait échappé. Après avoir été publiquement humiliée, déshumanisée, elle a gardé son calme comme une super-femme. Les propos d’Élise Dorlin me reviennent à l’esprit, elle qui s’interroge sur la notion de défense comme étant la prérogative de certains. Ainsi, la légitime défense est permise pour certains corps et refusée à d’autres, et notamment aux corps racisés, ces corps indéfendables donc soumis à la violence.
Femme, noire, et pionnière
Beaucoup de ces femmes noires, pionnières dans des fonctions où elles ne sont pas attendues, sont ciblées non seulement parce qu’elles sont des femmes, mais aussi parce qu’elles sont noires — ce que certains appellent « misogynoir ».
Pour le Dr Niambi Carter (2), professeur en sciences politiques à l’Université Howard, le « backlash » que subissent ces femmes est classique du « misogynoir ». « L’idée que [ces femmes] sont en quelque sorte des choix médiocres ou qu’elles sont inférieures à d’autres n’a rien à voir avec leurs qualifications », explique-t-il « Il s’agit de racisme et de sexisme. » Une violence sociétale, donc.
Comme le soulignait Mikki Kendall, l’autrice de Hood Feminism: Notes From the Women a Movement Forgot, « les femmes noires dans la société américaine sont effectivement censées remplir deux rôles au travail, celui pour lequel elles ont été embauchées et un autre consistant à mettre leurs collègues à l’aise. Il ne suffit pas d’être éduquée, accomplie et professionnelle. Pour surmonter les obstacles créés par les stéréotypes racistes, elles doivent également cacher leurs émotions. De plus, elles ne peuvent pas être trop talentueuses ou affirmées, de peur d’être perçues comme une menace. Comme Jackson, elles sont dans une situation sans issue et doivent simplement se protéger, comme elle l’a fait. »
Mais ne pas répondre à la violence à un prix. Celui des traumatismes, non seulement de la juge, mais aussi de tous ceux et celles qui ont assisté à ce carnage démocratique.
Une magistrature diversifiée ne veut pas nécessairement dire que les femmes et les minorités se comportent différemment des autres juges, elle met l’accent sur la simple présence au sein de la magistrature, ce qui lui confère une légitimité. On ne peut que souhaiter que la présence de la juge soit une représentation réelle, car les femmes et les minorités ont des points de vue différents fondés sur des expériences différentes liées à leur identité. Pour que la diversité ait une contribution réelle au système judiciaire, il faut que les juges, grâce à leur expérience, soient en mesure de comprendre les inégalités.
La présence de la juge Jackson Brown au sein d’une Cour suprême majoritairement conservatrice n’est peut-être pas la situation idéale. Probablement, elle aura à écrire des opinions dissidentes, mais ses dissidences peuvent devenir le socle de changements. C’est ainsi que les décisions et les dissidences de la juge Jackson Brown, comme le disait Maya Angelou, porteront « le rêve et l’espérance de l’esclave ».
source : Pivot
(*) Titre original : Pourtant elle s’éleva : la nomination de la juge Brown-Jackson