De temps à autre, la colonie est affectée de borborygmes autour du titre d’un essai de Pierre Vallières publié il y a maintenant 55 ans. Pour une poignée d’entrepreneurs moraux, le titre Nègres Blancs d’Amérique serait inacceptable à prononcer à cause de ce qu’ils nomment avec une préciosité ridicule “le mot en N”. Pour d’autres, cette minorité vociférante constituerait une menace terrible pour notre démocratie et nos valeurs québécoises. Entre les deux, le Père Duchesne vogue tranquillement sur les vagues de l’indifférence, envoyant paître d’un même geste tous ces idiots qui ne veulent pas lire.
Un livre terroriste
Si vous les croisez, il faudrait d’abord expliquer à ces pingouins ce que contient le livre décrit comme l’“autobiographie précoce d’un terroriste québécois”. Rappelons l’histoire : emprisonné à New York avec son camarade Charles Gagnon, Vallières fait passer en contrebande le manuscrit de Nègres Blancs d’Amérique, qui sera ensuite publié chez Parti Pris… et aussitôt censuré.
Il en ressort une œuvre baroque, haletante, une autobiographie qui culmine sur le manifeste clinquant du FLQ. Nègres Blancs d’Amérique est une sorte de bijou merveilleusement raté, un coup de gueule terroriste à la hauteur d’autres chefs d’œuvre du genre comme le Scum Manifesto ou les manifestes de Ted Kacinsky. C’est surtout l’un des livres les plus fascinants à avoir été écrits dans cette sinistre province.
Dans son essai, Vallières s’inspire directement des théories de la décolonisation, comme le veut la mode de l’époque. Il puise les termes de la lutte pour l’indépendance du Québec dans ceux de l’indépendance de l’Algérie et des Black Panthers. Il est absolument impossible de sortir le livre de ce contexte militant : tout l’impact du titre s’inscrit dans un horizon politique et performatif.
Scandaleux ? Vous m’en direz tant. Vallières veut frapper fort, faire image, marquer les esprits. Il est facile de lui reprocher aujourd’hui son coup de sang, tranquillement assis dans nos fauteuils à oreilles, mais il faut comprendre qu’il s’agit d’une parole engagée au sens le plus strict du terme.
Drôle de retournement
Il est comique de voir aujourd’hui Vallières, le grand-père de tous les “wokes”, se retrouver persona non grata chez des personnes soi-disant engagées (quoique ce mot aujourd’hui ne veuille souvent plus rien dire d’autre que de passer trop de temps sur Instagram dans l’espoir d’être un jour commandité par Calvin Klein).
Pour la petite histoire, Vallières était souvent détesté de son vivant dans le camp indépendantiste. Trop radical pour la bande à Lévesque, il était le premier à dénoncer les dérives identitaires du Parti Québécois, le premier aussi à dénoncer l’absence des autres luttes contre l’oppression dans le programme du parti.
Militant queer sur le tard, il écrira dans Le Berdache après sa sortie de prison, une partie de son œuvre souvent mise sous le tapis. Il fera lui-même son autocritique à propos du machisme de sa jeunesse, épousant la cause féministe avant d’aller se perdre en Bosnie-Herzégovine pour défendre les droits du peuple bosniaque.
Vallières était de toutes les causes, sans doute, mais il y était physiquement, payant de sa sécurité mentale et physique par des années de prison et de privations. Qu’on soit d’accord avec lui ou non sur les virgules de son œuvre, l’engagement de Pierre Vallières était courageux, indéniable, rare.
Une récupération débile
Il est encore plus ridicule de voir aujourd’hui des brontosaures se servir de Vallières pour défendre leur agenda grotesque de petits nationalistes apeurés. Un tour sur Twitter vous révèlera sans trop de difficulté la quantité de ces créatures avec des drapeaux du Québec en photo de profil qui réclament à grands cris le droit de dire “nègre” tant qu’ils veulent.
On aura jamais vu autant de fans de Pierre Vallières ou de Dany Laferrière. Même notre tanche nationale, Mathieu Bock-Côté, s’est fendue de sa chroniquette pour défendre Vallières, alors que Vallières détestait par-dessus tout les Bock-Côté de ce monde avant même leur existence en chair et – on peut le supposer – en os.
Que des Durocher et que des Martineau défendent aujourd’hui Vallières est une triste fin pour l’un des esprits les plus acérés de la colonie. Vivant, il les aurait tous conchiés. Mort, ils se servent de son œuvre comme d’un paravent pour leur bêtise.
De Dessalines à Vallières
Peut-être serait-il d’ailleurs temps de mettre les pendules à l’heure quant à cette maudite métaphore du “nègre blanc”, dont on a beaucoup abusé. Pour la petite histoire, on la retrouve dans une de ses premières occurrences lors de la Révolution haïtienne.
Nègres blancs ! L’expression a donc un lourd historique fait de grandeur et d’amour de la liberté, et il y a une imposture certaine à se l’approprier sans pour autant la mériter.
CLR James en fait un récit qui n’a pas pris une ride dans son Black Jacobins (1938). Appelés par les Français pour mater la révolte des esclaves haïtiens, les mercenaires Polonais auraient refusé d’exécuter les ordres du Général Leclerc et de massacrer les rebelles encerclés qui chantaient la Marseillaise. Plusieurs de ces Polonais rejoindraient par la suite la cause haïtienne.
Pour cet élan d’humanité et de bravoure, Jean-Jacques Dessalines, premier président de cette république noire, a accordé le titre honorifique de “Nègres Blancs d’Europe” aux Polonais. L’expression a donc un lourd historique fait de grandeur et d’amour de la liberté, et il y a une imposture certaine à se l’approprier sans pour autant la mériter.
Vallières était un rêveur, et il s’imaginait un Québec plus grand que nature, épris de liberté et d’égalité. C’est sans doute ce que reconnaissaient en lui les militants noirs comme Elridge Cleaver ou Stokeley Carmichael, qui avalisaient le titre à l’époque. La suite serait décevante.
Une racisation d’un autre temps
Une des meilleures critiques à l’encontre de l’essai de Vallières est celle formulée à quelques reprises par Jacques Ferron au moment de la sortie du livre. Pour Ferron, Vallières n’avait pas compris que le Québec dans lequel il vivait n’était plus celui de ses parents.
Il avait bien existé une racisation du Canadien français. Au temps où un minstrel show comme les “By-Town Coons” représentait les figures politiques francophones grimées en noir, les francophones du Canada étaient en effet souvent représentées comme une race inférieure. Les caricatures du tournant du 20e siècle montraient d’ailleurs souvent des profils simiens, et les récits de voyage du 19e siècle faisaient grand cas du teint basané et des cheveux frisés des habitants du Canada français.
L’expression “Ti-Coune” garde d’ailleurs la trace de cette façon de concevoir le francophone d’Amérique comme un “Coon”, autrement dit un “nègre”, et on ne saurait cacher cette racialisation qui a bel et bien existé dans le monde anglophone, pendant un temps.
Toujours est-il que, même au temps où ce racisme était d’actualité, la comparaison avec les Afro-Américains tenait de l’hyperbole. Le Canadien français, comme le Juif, le Mexicain, l’Irlandais, le Polonais ou l’Italien, occupait un rôle intermédiaire dans l’échelle raciale nord-américaine, tout au bas de laquelle se retrouvait l’Africain et l’Indigène.
Une étude de la commission Laurendeau-Dunton menée au début des années 1960 avait d’ailleurs fait image quand on avait comparé les conditions socioéconomiques des francophones, inférieures sur la plupart des critères à celles des Afro-Américains. Dans les milieux militants et syndicaux où s’abreuvait Vallières, on la citait abondamment.
Peu de “militants” aujourd’hui ont sa trempe, et encore ceux qui s’arrêtent au titre n’ont rien compris. Quant aux grands seigneurs des communications qui s’indignent, tranquillement attablés à l’Express, de ne plus avoir le droit de dire “nègre” tant qu’ils veulent, croyez-moi, ils l’ont lu de travers. C’est contre eux qu’il en avait.
Le blanchiment des Québécois
Ce qui était d’actualité quelque part entre 1840 et 1940 ne durerait pas longtemps. C’est d’ailleurs ce que Ferron reprochait à Vallières : de tomber dans le lyrisme victimaire d’un Québec ouvrier fantasmé alors que le Québec du tournant des années 1970 était une province de Buicks et de bungalows, petit bourgeois, américain, en voie de débilisation.
Depuis un bail déjà, le Québécois n’était plus guère qu’un Blanc, et il se rabattait dans un conservatisme nouveau genre : bêtement raciste, vaguement hédoniste, libéral. Dans ce paysage, les “combattants” du FLQ faisaient un peu cirque à vouloir s’entraîner avec les Black Panthers ou les militants de l’OLP… Ils constituaient une anomalie, du folklore.
Comment soulever un peuple qui avait déjà gagné ses conditions de vie et ses vacances à Old Orchard ? Où était-elle, la lutte des classes, quand la prolétarisation se jouait à l’échelle mondiale sur le dos des anciens pays colonisés ?
Si la censure des titres est une bêtise, les critiques formulées à l’égard des thèses de Vallières ces dernières années gardent un fond de vérité salutaire. Le problème c’est qu’elles sont souvent mal dirigées, visant Vallières plutôt que nos véritables ennemis.
Notre époque manque résolument de courage. Qu’il ait eu tort ou raison, Vallières était de ceux qui osent connaître le poids de leurs idées. Peu de “militants” aujourd’hui ont sa trempe, et encore ceux qui s’arrêtent au titre n’ont rien compris.
Quant aux grands seigneurs des communications qui s’indignent, tranquillement attablés à l’Express, de ne plus avoir le droit de dire “nègre” tant qu’ils veulent, croyez-moi, ils l’ont lu de travers. C’est contre eux qu’il en avait.
Titre original : Vallières au pays des bungalows
(c) Source : https://pereduchesne.substack.com – ( photos : Neoquébec) – Juillet 2022